VII.
L'ORGANISATION RÉVOLUTIONNAIRE
Outre les causes matérielles qui ont livré le prolétariat à la merci de ses ennemis, il faut souligner, en tant que facteur politique additionnel, la faillite des organisations qui, s'étant opposées du premier jour à la corruption stalinienne, se trouvaient dans les meilleures conditions pour regrouper de nouveaux partis révolutionnaires. L'œuvre de Trotski et du mouvement originel de la IVe Internationale a constitué un apport considérable pour la compréhension du Thermidor russe. Mais l'organisation qui continue à se réclamer du trotskisme, loin de compléter et de développer les analyses de Trotski et son propre programme, en mettant à profit l'ensemble de l'évolution politique et sociale, ne fait que murmurer des formules vides sur la nature de l'économie russe. Elle se refuse à admettre le caractère contre- révolutionnaire et capitaliste du stalinisme, et elle a accueilli comme "libératrice" l'entrée des troupes russes en Europe orientale, alors que celles ci arrachaient aux ouvriers les armes et les usines dont ils s'étaient emparés dans plus d'un cas. Sa honteuse collusion récente avec divers nationalismes bourgeois - celui de l'Algérie en premier chef - était préparé de longue date par son abandon de la devise marxiste : "Contre la guerre impérialiste, guerre civile", au profit d'une défense nationale que le substantif "Résistance" ne prétendait même pas masquer.
En somme, en considérant que le capitalisme d'État à
la manière russe est la base économique du socialisme, la IVe Internationale
renie ostensiblement la tâche révolutionnaire qui fut à l'origine de sa
fondation. Le véritable réformisme moderne est en vérité la IVe Internationale,
plus les organisations qui lui sont idéologiquement apparentées. Elles remplissent,
par rapport au capitalisme centralisé dans l'État, un rôle semblable à celui de
l'ancienne social-démocratie relativement au capitalisme privé et monopoliste.
Sans rompre avec elles, il est impossible de fouler un terrain propice à la
révolution.
Quant aux groupes qui ont quitté cette Internationale
après le Congrès de 1948, ou qui prétendent la "continuer" - comme
tout récemment ceux d'Amérique Latine -, ils sont enfermés dans une orthodoxie
trotskiste aussi négative que toute autre, et par-dessus le marché mensongère.
Ils sont tombés dans les mêmes opportunismes, et, également, voient dans tout
chiffon de drapeau nationaliste le commencement d'une "révolution
permanente", alors qu'il barre en réalité la route au prolétariat. Ils
interprètent de façon droitière le Programme de Transition, lors même que
l'expérience et les nécessités des masses commandent de la manière la plus
pressante de le dépasser.
De son côté, la tendance "Socialisme ou
Barbarie", également issue de la IVe Internationale déjà amadouée, est
allée à la remorque de la déliquescente "gauche" française sur tous
les problèmes et dans tous les moments importants : guerre d'Algérie et
problème colonial, 13 mai 1958 et pouvoir gaulliste, syndicats et luttes
ouvrières actuelles, attitude face au stalinisme et au dirigisme en général. A
telle enseigne que, bien qu'elle reconnaisse dans l'économie russe un
capitalisme d'État, elle n'a contribué qu'à rendre les esprits encore plus
troubles. En renonçant expressément à lutter contre le courant et à ne rien
dire à la classe ouvrière "qu'elle ne puisse pas comprendre" elle
s'est vouée de son propre gré à la faillite. Dépourvue de nerfs cette
"tendance" a cédé à une versatilité qui frise le funambulisme
existentialiste. Envers elle, comme envers d'autres qui existent aux
États-Unis, il convient de rappeler le mot de Lénine : "Seuls quelques
pitoyables intellectuels pensent qu'aux ouvriers il suffit de parler de la vie
de l'usine et de rabâcher ce qu'ils savent depuis longtemps."
Quant aux groupes et aux partis qui, dans la querelle
russo-chinoise ont plus ou moins pris le parti de Pékin, ils se situent très à
droite de ce que, avec beaucoup de tolérance, on peut considérer comme
avant-garde révolutionnaire (Note 13). Pékin ne fait
qu'imiter le capitalisme d'État russe, la contre-révolution stalinienne. Que
son protecteur d'hier traite la Chine, et ne consente à la traiter que comme
une semi-colonie, est la juste monnaie du rôle que ses dirigeants remplissent
depuis longtemps. Mais cela ne lui donne nullement le droit de parler au nom du
prolétariat et de la révolution. En 1925-1927, Mao Tsé-toung et Chou En-lai
détruisirent les soviets chinois pour la plus grande gloire du Thermidor russe.
Ils récoltent maintenant ce qu'ils ont semé. La Russie, devenue une grande
puissance impérialiste, exige des dividendes sur la plus-value arrachée à cinq
ou six cents millions de Chinois, en plus de la subordination qui lui est due
en matière d'influence asiatique. C'est pourquoi la "querelle
idéologique" ne comporte que des euphémismes et des paroles creuses
propres à la bureaucratie capitaliste quand elle traverse de graves
difficultés.
En se mettant à la traîne de Pékin on piétine
l'idéologie du prolétariat autant qu'en s'inclinant devant Moscou. Seule
l'indigence mentale et psychique - lie déposée par trente années de stalinisme
- permet encore aux mandarins de Pékin de parler d'une révolution qui doit être
faite en Chine aussi, et contre eux. Les suiveurs qu'ils réussissent à
rassembler, ils les utiliseront pour établir un compromis avec Moscou, -
première tentative -, et, si celui-ci échoue, avec Washington.
Les groupes les plus radicaux de la périphérie
stalinienne entendent par "retour à la politique révolutionnaire" le
retour au Front populaire, qui fut précisément la tactique de guerre
impérialiste mise en jeu, sous une apparence réformiste, au temps même où la
contre-révolution marchait en Russie à tambour battant, fauchant les têtes de
tout ce qui continuait d'être tant soit peu révolutionnaire. La réalité est que
tous ces groupes ou partis sont un sous-produit de la crise qui a inauguré la
décomposition de la contre-révolution stalinienne et qu'ils n'ont absolument
rien de positif à proposer. Les ouvriers et les hommes jeunes qui, à la suite
de mille circonstances fortuites, se sont retrouvés dans leur sein, seront
perdus pour tout travail révolutionnaire, à moins qu'ils ne récapitulent avec
la plus grande rigueur critique toute l'œuvre du stalinisme en tant que
contre-révolution capitaliste en Russie et dans le monde. C'est là un préambule
indispensable pour être en mesure de contribuer, dans la théorie et dans la
pratique, à la renaissance d'un parti prolétarien mondial.
Jamais on n'a tant parlé de "révolutions
victorieuses", et jamais on n'a vu une époque à ce degré réactionnaire, de
l'Orient jusqu'à l'Occident. On dirait que le capital est sur le point de
réaffirmer sa domination pour mille ans, en fourrant dans les cerveaux de ses
victimes, telle une religion, l'idée que l'exploitation planifiée est le
socialisme et que la dictature policière d'un parti est le gouvernement du
prolétariat. Les apparences sont trompeuses. De part et d'autre de la frontière
entre les deux blocs, de formidables énergies révolutionnaires se sont
accumulées. Elles peuvent se mettre en branle à un moment quelconque, où que ce
soit ; mais leur cristallisation en victoire prolétarienne s'avérera impossible
sans une nouvelle organisation révolutionnaire. Par contre, la création de
celle-ci précipitera une avalanche irrésistible des masses, toutes les énergies
tendues vers l'objectif suprême. Une véritable civilisation pourra émerger pour
la première fois parmi les hommes.
La première Internationale groupa les travailleurs
par-delà les frontières et, avant sa dissolution, avait réalisé un immense
travail idéologique qui, aujourd'hui encore, est une des principales sources
d'inspiration révolutionnaire. La Deuxième Internationale disputa au
capitalisme les droits et le niveau de vie des ouvriers, mais se refusant à
l'abattre, elle finit par s'intégrer à sa légalité, qui n'est que ténèbres pour
les exploités. La Troisième Internationale prit la tête de la lutte pour la
révolution mondiale pendant plusieurs années tout en continuant l'œuvre
éducatrice de la Première, jusqu'au moment où le Thermidor commença à
l'utiliser comme instrument de politique extérieure conservatrice. Totalement
avilie par la contre-révolution stalinienne, elle seconda tous les crimes de
celle-ci en Russie et contribua fortement à la défaite du prolétariat mondial.
Pour sa part, la Quatrième Internationale, qui détenait d'immenses possibilités
malgré son exiguïté organique, a dilapidé d'exégèse en exégèse son héritage
théorique jusqu'à perdre finalement son indépendance en tant que mouvement.
Une nouvelle organisation révolutionnaire est
indispensable au prolétariat mondial. Cependant, à moins qu'elle n'incorpore à
sa pensée les sévères expériences idéologiques et organisationnelles survenues
depuis 1914, sa constitution s’avérera impossible, ou du moins gravement défectueuse. Les défaites du passé doivent jalonner le chemin de la victoire.
Une telle organisation doit surpasser les traditionnels rassemblements de
partis nationaux et rejeter aussi tout "centralisme" permettant à une
poignée de dirigeants de mettre "la base" devant des décisions
disciplinaires accomplies. Elle doit préfigurer le futur monde sans frontière
ni classe. Dans cette intention nous adoptons ce Manifeste que nous proposons à
tous les groupes et à tous les individus révolutionnaires du monde. Il faut
rompre d'une manière tranchante avec des tactiques et des idées mortes, dire
sans réticence toute la vérité à la classe ouvrière, rectifier sans regret tout
ce qui fait obstacle à la renaissance de la révolution, que ces obstacles
proviennent de Lénine, de Trotski ou de Marx, et adopter un programme de
revendications qui concorde avec les possibilités maxima de la technique et de
la culture modernes mises au service de l'humanité.
(13) Sans prétendre apprécier
en particulier chacune de ces organisations, on peut considérer
révolutionnaires les divers groupes de la "Gauche Italienne", en
France Programme Communiste, au Japon la Ligue Communiste Révolutionnaire et,
un peu partout dans le monde, quelques groupes d'origine trotskiste ou
anarchistes indépendants.
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