Publié le 25 Novembre
2015 par Agustin Guillamon
Le défaitisme révolutionnaire
Hier:
Le défaitisme est une
tactique politique ayant pour objectif de propager le découragement dans son
propre pays par des communiqués ou des idées pessimistes quant à l’issue d’une
guerre ou de toute autre entreprise. Le défaitisme révolutionnaire est impulsé
par quelques minorités dans un pays en guerre contre leur propre gouvernement,
avec le but de favoriser le mouvement révolutionnaire. Il s’oppose résolument à
l’union sacrée, c’est-à-dire, à l’unité nationale de toutes les classes avec le
seul but d’obtenir la victoire de la "Nation" sur l’ennemi.
Le défaitisme
révolutionnaire rompt avec cette union sacrée entre classes et lutte contre sa
propre bourgeoisie afin de parvenir à la défaite de sa propre nation. Il n’y a
pas d’autre horizon que l’internationalisme, la paix et la révolution sociale.
Bien qu’il ait déjà été
utilisé de façon sporadique pendant la guerre franco-prussienne de 1870, le
terme a été popularisé pendant la première Guerre mondiale, en tant que
proposition des révolutionnaires de lutter contre son propre gouvernement au nom
de l’internationalisme prolétarien, afin de parvenir à une issue
révolutionnaire en mesure de mettre fin à la guerre. Il a obtenu un certain
succès en Russie, Allemagne, Italie, Hongrie, Roumanie ... et à l’été de 1917,
a sérieusement menacé l’armée française, avec des émeutes de régiments entiers
et des désertions en masse. Clemenceau, Pétain et le haut-commandement
militaire firent de petites réformes en recourant, en même temps, à l’exécution
sélective, décimant les régiments insurgés contre leurs propres commandants.
A l’automne 1917, les
soldats sont revenus à l’obéissance, pleins de haine et de ressentiment contre
leurs officiers et les hommes politiques, bien qu’ils aient obtenu que la
stratégie de l’État-Major abandonne les grandes offensives et leurs
conséquences sanglantes pour une guerre de tranchées simplement défensive.
Mais la tactique du
défaitisme révolutionnaire a démontré en France son incapacité à mettre fin à
la guerre ou à déboucher sur des insurrections révolutionnaires.
Pendant la guerre civile
espagnole, il y a eu quelques tentatives d’application du défaitisme
révolutionnaire. La plus importante était celle promue par Bilan et Les
Amis de Durruti. Bilan a appliqué un défaitisme abstrait et idéaliste,
entre autres parce qu’ils n’avaient pas la capacité d’intervenir ou
d’influencer un minimum la classe ouvrière espagnole.
Il ne faut pas mépriser ou ridiculiser les thèses ou les positions
théoriques de la Fraction, mais on devrait se poser la question de la nature
marxiste de celles-ci, car un marxisme critique sans la capacité opérationnelle
d’intervenir dans la réalité sociale et historique n’est pas du marxisme :
c’est de la philosophie.
Ceux qui sont obsédés
par la défense opiniâtre de Bilan tombent dans l’idéalisme,
déjà fustigé par Marx dans la thèse 11 sur Feuerbach.
La Fraction italienne de la Gauche communiste, publiait Bilan en
français et Prometeo en italien, considérait que la guerre
civile espagnole était une guerre impérialiste entre la bourgeoisie
démocratique et la bourgeoisie fasciste.
Les mots d’ordre
de Bilan sur le sabotage de l’industrie de guerre, la
fraternisation sur le front avec les fascistes, de ne prendre parti pour aucune
des bandes impérialistes en lutte, etc., étaient des mots d’ordre abstraits,
idéologiques et dans la pratique réactionnaires, dont le principal défaut était
son inefficacité, son incapacité à les transformer en action concrète : ils
étaient sans valeur. Mais, oui, c’étaient des thèses théoriques très
brillantes, qui avait l’air très bien dans les pages de Bilan.
Son application
pratique, absolument impossible pour le petit groupe d’étrangers de la
Fraction, sans aucune influence sur la classe ouvrière barcelonaise ou
catalane, était réactionnaire parce qu’elle impliquait la collaboration avec les
fascistes et les aidait à rompre le front républicain, ouvrant les portes à
l’armée de Franco.
Bilan a fait la seule chose qu’il pouvait
faire: défendre ses positions sur le papier. Ceux qui ont mis en pratique un
défaitisme révolutionnaire dévastateur et actif ont été Les Amis de Durruti. Le
fondement même de l’Association des Amis de Durruti a pris naissance comme
point final d’un processus de défaitisme révolutionnaire : Le 20 octobre, 1936,
a été décrétée la militarisation des milices, qui devait prendre effet le 1er
novembre.
Les miliciens de la
Fraction décidèrent de quitter le front parce qu’ils considéraient que la
guerre civile espagnole s’était transformée définitivement en une guerre
impérialiste. Les différentes colonnes anarchistes, comme dans tant d’autres
domaines, ont résisté plusieurs mois à l’application de ce décret.
Le rejet de la
militarisation des Milices populaires a créé un sérieux malaise dans
différentes unités de miliciens libertaires, qui se concrétisa lors de la
réunion plénière des colonnes confédérales et anarchistes réunie à Valence du 5
au 8 février 1937. Pablo Ruiz y a participé en tant que délégué des miliciens
de la Colonne Durruti de Gelsa secteur réticent à la militarisation, et les
frères Pellicer comme représentants des miliciens de la Colonne de Fer. Dans le
quatrième groupe de la Colonne Durruti, dans le secteur Gelsa, se développa une
désobéissance ouverte aux ordres reçus des Comités régionaux de la CNT et de la
FAI pour qu’ils acceptent la militarisation.
L’hostilité entre les
miliciens de la Colonne Durruti qui acceptaient la militarisation, et ceux qui
la rejetaient, a créé de graves problèmes, qui étaient sur le point de
provoquer un affrontement armé, et qui a été canalisée à travers la création
d’une commission de la Colonne, dirigée par Manzana, qui a soulevé la question au Comité régional. À la suite
de ces discussions, il a été décidé de donner à tous les miliciens la
possibilité de choisir, dans un délai de quinze jours, entre deux alternatives
: l’acceptation de la militarisation imposée par le gouvernement républicain,
ou l’abandon du front.
Pablo Ruiz, délégué du
quatrième groupe de la Colonne Durruti à Gelsa dirigeait environ 800 miliciens
qui ont décidé, en dépit de toutes les pressions, d’abandonner le front, en
emportant les armes, pour descendre à Barcelone et fonder une organisation
révolutionnaire pour s’opposer à l’abandon constant des principes anarchistes
et à la contre-révolution en cours. Ces miliciens ont été à l’origine de la
fondation du Regroupement des Amis de Durruti. En mai 1937, le
Regroupement avait imprimé cinq mille cartes de militants ; quatre cents
d’entre eux ont lutté sur les barricades contre les républicains et la gauche
socialiste et stalinienne.
Le Regroupement des Amis de Durruti a été officiellement
créé le l7 mars 1937, bien que ses origines remontent à octobre 1936.
L’"Agrupacion" se situe au confluent de deux courants majeurs :
l’opposition des miliciens anarchistes de la Colonne Durruti à la
militarisation des Milices populaires, et l’opposition au gouvernementalisme,
qui a trouvé sa meilleure expression dans les articles de Jaime Balius (mais
pas seulement de Balius) dans Solidaridad Obrera, de juillet à
novembre 1936, dans Ideas, à partir de décembre 1936 jusqu’à avril
1937, et dans La Noche, de mars à mai 1937.
Les deux courants, le
"milicien" rejetant la militarisation des Milices Populaires,
représenté par Pablo Ruiz, et le «journalistique» critique du
collaborationnisme gouvernemental de la CNT-FAI, dirigée par Jaime Balius,
s’opposaient à l’idéologie opportuniste et collaboratrice de la
Confédération (qui a servi d’excuse à l’abandon des principes
caractéristiques et fondamentaux de l’anarchisme), incarnée avec des nuances
différentes, par Federica Montseny, Juan Garcia Oliver, "Diego Abad de
Santillán" ou Joan Peiró, entre autres.
Le défaitisme
révolutionnaire des Amis de Durruti était quelque chose de très concret et
réel, et donc révolutionnaire; en comparaison, le défaitisme abstrait et
idéaliste de Bilan était inutile ou verbeux, et donc
réactionnaire.
L’indigence de Bilan était
telle qu’il a toujours ignoré qui étaient et que faisaient Les Amis de Durruti:
de Paris tout était théoriquement parfait et il était très facile de pontifier
dans de beaux articles sur des événements et des choses qui étaient très
lointaines et étrangères.
Il n’y a là aucun doute,
aucune nuance: Les Amis de Durruti mirent en pratique l’un des épisodes de
défaitisme révolutionnaire les plus remarquables de l’histoire du mouvement
ouvrier et révolutionnaire: 800 miliciens ont quitté le front d’Aragon, les
armes à la main, pour aller à Barcelone avec l’objectif de lutter pour la
révolution fondant un groupement des Amis de Durruti qui, en mai 1937, a tenté
de donner une orientation révolutionnaire au soulèvement des travailleurs
contre le stalinisme et le gouvernement bourgeois de la Generalitat. Ce fut
ainsi, cela s’est passé ainsi. Les militants de la Fraction, à Paris, se sont
contentés de pontifier dans des articles publiés dans Bilan et Prometeo,
avec un succès variable, sur cette insurrection lointaine et étrangère.
Pendant la Seconde
Guerre mondiale, il y eut très peu de cas de défaitisme révolutionnaire, parce
les masses ont été aveuglées par le choix entre la démocratie et le fascisme
face à l’alternative révolutionnaire entre le capitalisme (fasciste ou
démocratique) et le communisme. Alternative communiste qui, de plus,
apparaissait déformée de manière grotesque par le despotisme stalinien.
Seules de petites
minorités, presque sans influence sociale réelle, lancèrent des mots d’ordre de
transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire.
Parmi ces minorités, se
détachait le Groupe espagnol de la Quatrième Internationale au Mexique, qui
dans le magazine Revolución, édité au Mexique, publiait les
articles de Munis et de Benjamin Péret sur la guerre impérialiste, dénonçant
les massacres des bombardements allemands sur Londres, les bombardements
américains sur villes allemandes, ou le nationalisme réactionnaire étroite de
la Résistance française.
Un autre exemple notable
furent le Juif autrichien Georg Scheuer et le groupe RK
(Communiste-Révolutionnaire), qui a pratiqué le défaitisme révolutionnaire
parmi les soldats allemands de l’armée hitlérienne, avec des tracts et de la
propagande appelant à la désertion de l’armée allemande d’occupation, en
France.
Leurs actions dépassent
l’imagination débordante d’un roman d’aventures. Comme Juifs germanophones dans
la France occupée ils avaient besoin de papiers d’identité falsifiés, et pour
cela, ils falsifiaient les documents de mutilés de guerre, car de cette manière
ils obtenaient des billets de train moins chers. Une militante du groupe étant
séquestrée par la Gestapo dans un hôpital français, le groupe se déguisa en
commando de la Gestapo, effraya les gardes fascistes de Vichy et la libéra sans
tirer un coup de feu. À la Libération de Paris, en août 1944, Scheuer a
participé à la grève avec occupation et autogestion de l’usine Renault,
possédée par un collaborateur de premier plan, mais la tentative
révolutionnaire a lamentablement échoué face au poids écrasant de la
restauration capitaliste.
------
Le défaitisme révolutionnaire
Aujourd’hui:
Dans le cadre de la
guerre de classe en cours, le défaitisme révolutionnaire se déroule sur cinq
fronts :
1. Celui des armées
nationales opérant dans d’autres pays pour de soi-disant missions de paix.
Quels intérêts défendent-elles si ce n’est ceux du capital financier
international ? Quelle paix peuvent apporter des légionnaires, des policiers,
des mercenaires et autres?
2. Derrière l’invention
ou l’exagération de la menace terroriste antisystème ou islamique se cache le
développement d’une offensive politique et militaire contre toutes les libertés
et les droits démocratiques dans les pays occidentaux. A moyen terme, les
coupes sociales et les libertés sont incompatibles.
Les différentes lois
liberticides et anti-terroristes sont le début d’un chemin qui mène vers un
autoritarisme politique sans limites, ce qui conduit à des dictatures plus ou
moins camouflées sous d’innocentes fioritures démocratiques et des élections
pour un choix entre le mauvais et le pire.
3. Les interdictions
étatiques des migrations sont des massacres de masse et une parodie pour les
réfugiés politiques.
4. La guerre sociale
contre les marginalisés, les chômeurs et les précaires prend aujourd’hui la
forme d’une guerre de l’État contre les secteurs les plus défavorisés de leurs
populations, qui a ses champs de bataille dans les quartiers et les ghettos.
5. La tactique
défaitiste signifie aujourd’hui la dissolution de toutes les armées, de toutes
les polices, de toutes les frontières, de tous les États, comme seule solution
de survie pour tous ceux qui n’ont aucun pouvoir de décision sur leur propre
vie et qui subissent la farce de quelques élections dans lesquelles on élit
quelques représentants qui ne peuvent rien faire d’autre, quelle que soit leur
volonté, que renforcer le système et appliquer sa logique destructive et
antipopulaire au profit des multinationales et du capital financier.
Agustín Guillamón, 20 nov. 2015 [traduction de l'espagnol]